Les recours climat contre les États ont ouvert une réflexion en cascade sur les responsabilités juridiques des entreprises productrices d’énergies fossiles.
Cette chronique partenaire est proposée par Benjamin Bibas, journaliste spécialisé de JusticeInfo.net.
Face aux immenses conséquences humanitaires du changement climatique – des centaines de milliers de morts et des dizaines de millions de déplacements forcés chaque année -, face à l’immensité des besoins financiers pour l’adaptation des pays et territoires les plus vulnérables, les entreprises productrices d’énergies fossiles commencent à se voir attaquées en justice par les pouvoirs publics, locaux ou d’État, comme les firmes du tabac il y a trente ans.
Le tournant de l’étude Carbon Majors
En 2017 l’étude Carbon Majors, publiée par l’organisation scientifique étasunienne Climate Accountability Institute et l’ONG britannique Carbon Disclosure Project, avait fait grand bruit.
Elle révélait que 100 entreprises productrices d’énergies fossiles (charbon, pétrole, gaz) étaient responsables de 71 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre (GES) depuis 1988. Et que les 25 premières entreprises de ce classement avaient à elles seules généré plus de la moitié des GES émis dans l’atmosphère depuis cette date.
Avec cette étude, les activistes juridiques du climat qui avaient réussi à faire condamner des États pour inaction climatique – la fondation Urgenda face à l’État néerlandais en 2015, l’association Notre Affaire à Tous face à l’État français en 2021 – ont trouvé un argument de poids pour tenter de contraindre juridiquement des grandes entreprises pétrolières à réduire leurs émissions. C’est-à-dire somme toute à réduire leur production.
En avril 2019, l’association Milieudefensie / Les Amis de la Terre Pays-Bas, a ainsi déposé une action auprès de la cour de district de La Haye pour enjoindre le pétrolier anglo-néerlandais Shell, responsable de 1,5 % des émissions mondiales selon l’étude Carbon Majors, à réduire ses émissions de GES de 45 % en 2030 par rapport à leur niveau de 2019. En mai 2021, la justice néerlandaise lui a donné raison, dans un jugement pour lequel Shell a fait appel en mars 2022.
En janvier 2020, la plainte déposée par Notre Affaire à tous devant le tribunal judiciaire de Nanterre contre le pétrolier français TotalEnergies, responsable de 1 % des émissions mondiales selon l’étude Carbon Majors, est allée plus loin.
Elle a associé à son recours 14 collectivités locales françaises représentant près de 4 millions d’habitants. Notre Affaire à tous précise que, en septembre 2022, de nouvelles collectivités locales, et non des moindres, se sont jointes à la plainte : Paris, Poitiers et New York (États-Unis).
L’argument des plaignants porte principalement sur l’obligation des entreprises françaises de respecter les droits humains, rappelant les références répétées du GIEC aux violations du droit à la vie ou du droit à la propriété privée induites par un réchauffement climatique non-contrôlé. Les plaignants soulèvent également « des risques d’atteinte grave à la santé, à la sécurité des personnes et à l’environnement » dus aux émissions de GES indirectes de TotalEnergies.
Aux États-Unis, depuis l’affaire initiale lancée en 2017 par les villes de San Francisco et Oakland (Californie) contre cinq majors du pétrole – Chevron, ConocoPhillips, Exxon Mobil, BP et Royal Dutch Shell -, les plaintes de collectivités locales contre les firmes pétrolières se multiplient, l’une d’entre elles opposant la ville de Baltimore aux entreprises Chevron, Exxon et BP.
Rendre les pollueurs responsables
« Au vu de l’aggravation des effets du changement climatique à laquelle elles doivent faire face, les autorités publiques, collectivités locales ou États, sont amenées à multiplier ce type de recours pour rendre les pollueurs responsables », résume Filippo P. Fantozzi, conseiller juridique à Urgenda. Encore faut-il constater que ces affaires sont limitées aux pays du Nord.
Dans les pays émergents, dont les exploitants d’énergies fossiles sont les plus polluants du monde selon l’étude Carbon Majors, mais où ils sont souvent détenus par un État autoritaire ou par des oligarques proches du pouvoir, ces recours sont improbables.
Sur cette question, fondamentale pour la justice climatique, la déclaration finale de la COP27, qui s’est conclue à Charm el-Cheikh (Égypte) le 20 novembre 2022, ne dit rien.
Elle prévoit, certes, la création d’un fonds pour compenser les « dommages et pertes » subis par les pays les plus pauvres en raison du changement climatique, mais ce fonds sera abondé par les États les plus riches et non par les entreprises productrices d’énergies fossiles.
Quant à l’objectif de réduction des émissions de GES, il reste tendu vers un réchauffement global moyen de 1,5° C comme dans l’accord de Paris de 2015 (COP21).
Cependant, le texte final de la COP27 ne prévoit aucune accélération en ce sens ni aucun horizon de sortie des énergies fossiles. Ce texte « protège clairement les pétro-États et les industries des combustibles fossiles », conclut Laurence Tubiana, directrice de la Fondation européenne pour le climat et ancienne négociatrice en chef pour la France à la COP21.