« L’enlisement de la guerre en Ukraine se traduit par celui de la justice »

Deux ans après le début de la guerre en Ukraine, une pause judiciaire se forme en miroir de l’impasse militaire. Entretien avec l’universitaire Frédéric Mégret.

La version intégrale de cet entretien partenaire, réalisé par Franck Petit, est disponible sur JusticeInfo.net .

Justice Info : Il y a un an, vous nous disiez : « Le sort de la justice en Ukraine dépend de l’issue des combats ». Qu’est-il advenu de cette prévision et qu’est-ce que l’enlisement de la guerre signifie aujourd’hui pour la justice ?

Frédéric Mégret : Je pense que l’enlisement de la guerre, qui est assez manifeste, se traduit également par un enlisement des initiatives en faveur de la justice pour l’Ukraine. Il y a en partie une corrélation, c’est-à-dire que tout le monde conçoit bien que la justice n’a de chance de voir le jour que dans un contexte de victoire ukrainienne, voire de changement de régime en Russie.

Plus ces choses-là paraissent éloignées, plus il y a un risque à trop investir dans la justice pénale internationale, à un moment où on ne voit pas très bien comment elle pourrait se réaliser.

Cela reste un ressort important de la politique étrangère ukrainienne en terme de légitimité et pour revendiquer haut et fort que c’est elle qui est agressée. Mais je suis tenté de dire que l’Ukraine et la communauté internationale ont d’autres chats à fouetter en ce moment.

S’y est ajouté le fait qu’une partie des États ont toujours été ambivalents par rapport à tout effort de justice, y compris le premier soutien de l’Ukraine, les États Unis, qui, peut-être, sont un peu craintifs face à un possible précédent en matière d’agression – si par exemple il devait y avoir un tribunal pénal international – qui pourrait un jour se retourner contre les Américains.

Beaucoup de débats techniques ont eu lieu autour de cette question, mais c’est un peu une distraction. Les circonstances ne sont simplement pas réunies pour que cela se débloque.

Justice Info : On observe aussi une retombée du momentum créé par l’Ukraine au début de la guerre sur la scène judiciaire internationale.
Même au niveau national, on ne voit pratiquement plus de procès de soldats russes. Est-ce que la bataille du droit est mise de côté ?

Frédéric Mégret : Je ne pense pas. Je pense que les procureurs font un bon travail en Ukraine. Il se peut que d’autres affaires s’ouvrent.

Le fait est que l’on a maintenant une espèce de ligne de front qui bouge peu, où l’on a moins d’incidents comme à Bucha, où les soldats arrivent dans des villes ukrainiennes dans des situations qui se prêtent à la commission de massacres ou de crimes de guerre de grande ampleur contre des civils.

Nous avons un déplacement vers une guerre plus conventionnelle qui tourne autour de centres urbains mais où les civils ont été largement évacués. Il y a peut-être ainsi moins de crimes de guerre qui se commettent et moins d’opportunités de capturer les soldats russes soupçonnés.

Justice Info : Revenons à la Cour internationale de justice (CIJ). L’Ukraine n’y a-t-elle pas marqué, en quelque sorte, un but contre son camp ?

Frédéric Mégret : Oui… Dans les faits, que s’est-il passé ? L’Ukraine a voulu faire un procès à la Russie en disant que la Russie avait de manière impropre invoqué la commission d’un génocide pour justifier son invasion.

La CIJ a trouvé cela un peu tiré par les cheveux. Elle a dit : je ne vais pas aller jusque-là, je comprends que cette question d’usage de la force n’est pas directement liée à la Convention sur le génocide.

On peut être en désaccord, mais c’est ce qu’a dit, en substance, la Cour. Par contre, elle dit maintenant qu’elle va se pencher sur la question de savoir si l’Ukraine a commis ou pas un génocide dans le Donbass. On peut supputer que, à terme, l’Ukraine risque de gagner cette affaire. Mais aujourd’hui, l’ironie est que c’est l’Ukraine qui se défend d’accusation de génocide et pas la Russie.

C’est aussi un avertissement pour d’autres. Même par rapport à l’Afrique du Sud contre Israël, il faut bien faire attention parce que si vous portez une telle affaire et que vous la perdez, d’une certaine manière vous êtes dans une situation pire que si vous n’aviez rien fait.

Aujourd’hui, la Russie ricane : les Ukrainiens n’ont pas eu ce qu’ils voulaient et, finalement, le projecteur est braqué sur eux de manière un peu injuste, malencontreuse par rapport à leur stratégie.

Perdre ou ne gagner qu’à moitié ce genre d’affaire, cela ne vous présente pas sous le meilleur jour possible.

Justice Info : En Russie, des procès d’Ukrainiens se sont ouverts depuis le printemps dernier, pour la plupart contre des combattants. Qu’est-ce que ce que cela vous inspire ?

Frédéric Mégret : Je pense que cela correspond à un usage de propagande très clair : si vous nous accusez, on fera la même chose. C’est une logique d’équivalence, d’inversion des rôles, pour dire que ce que vous faites, c’est bien pire que ce dont vous accusez la Russie.

Certaines de ces poursuites sont d’ailleurs assez mal documentées et selon des modalités un peu douteuses. On va accuser des Ukrainiens pour terrorisme alors que c’est une accusation qui n’a pas vraiment lieu d’être dans le cas d’un conflit armé international. Quelle qu’ait pu être la filiation politique de membres du bataillon Azov, ils sont intégrés à la chaîne de commandement ukrainien, donc ce sont des combattants.

Ce serait un peu différent s’ils avaient effectivement terrorisé des populations civiles mais il n’en est pas du tout question : ils combattaient sur le territoire ukrainien.

On a donc des accusations aux relents un peu opportunistes, qui visent surtout à discréditer la résistance et l’exercice de la légitime défense des Ukrainiens comme relevant d’une généalogie fasciste qui remonterait à la Seconde Guerre mondiale.

C’est le retour sur l’histoire, la manipulation du droit pour obtenir des jugements sur mesure qui vont dans le sens du ‘narrative’ [récit] gouvernemental russe.

Justice Info : L’Ukraine a surpris sur le terrain du droit, au tout début. Que peut-on attendre de surprenant aujourd’hui ?

Frédéric Mégret : Ce qui pourrait surprendre, à un moment, ce sont des procès sur la base de la compétence universelle, c’est-à-dire pour des Russes se retrouvant en Europe. On l’a vu avec la Syrie, par exemple. Est-ce que l’on aura des exemples avec la Russie, c’est trop tôt pour le dire.

On a le phénomène des déserteurs, avec une attitude assez hostile des États européens, qui n’ont pas nécessairement vocation à les accueillir.

On sait malgré tout qu’un des fronts de dissidence, comme cela avait été le cas avec la Tchétchénie, c’est celui du mécontentement par rapport à la conscription, lié bien sûr aux « body bags » qui reviennent dans des coins éloignés de Russie. C’est assez différent de l’opposition libérale moscovite.

On voit toujours le crime d’agression comme un crime contre l’autre, contre l’État agressé. Mais c’est aussi un crime contre sa propre population, au sens où vous allez livrer à une mort quasi certaine des centaines de milliers d’hommes pour mener une guerre complètement illégale.

On est loin des mutineries de 1917, mais c’est une faille, potentiellement.

À écouter aussi : La Cour pénale internationale, le dernier rempart

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